« Artaud avait une voix et un concept de la voix, un concept de l’élocution, de la dramaturgie de la voix tout à fait unique. Le lire devrait impliquer qu’on ressuscite sa voix, qu’on le lise en l’imaginant en train de proférer ses textes…/… Ces quelques enregistrements de la voix d’Artaud sont une partie essentielle de son corps, de son corpus. Lorsqu’on entend ses textes, il faut laisser tomber le sens et écouter la nécessité des phonèmes qui s’appellent les uns les autres » Jacques Derrida
L’impulsion initiale du spectacle est la rencontre avec la voix d’Artaud et de l’intuition de sa mise en scène par le médium des marionnettes, comme si elles seules pouvaient porter non seulement ce qui est dit, mais comment cela est dit. Cette parole, si forte dans son excès de matérialité, de désespoir, de révolte, reste inaudible à la plupart. On assiste fréquemment à un rejet organique, tel un clochard pestilentiel qui, par surprise, vous prendrait le bras en balbutiant des mots insensés. Le texte fonde le spectacle, il occupe une position centrale dans le processus de création. Il se révèle être la chair des marionnettes, du mouvement, de la graphie des images. Il s’agit évidemment de donner à entendre, audible, l’œuvre.
En premier lieu, il serait question d’affirmer que cette voix que l’on entend est celle du personnage, de la marionnette A-A. Mais qui parle réellement, d’où et de quel état de conscience? Le traitement dramaturgique de la voix-texte pose de manière aigue la question de l’incarnation. Incarner quoi ? un corps qui se délite, qui échappe sans cesse à lui-même ? incarner la langue, l’écriture dans son vertige et ses strates multiples ? Cette question trouvera sa réponse sur le plateau et sera en elle-même un matériau théâtral.
Le système de diffusion du son est essentiel et justifie la présence du musicien, manipulateur des sons, sur scène. La voix est diffusée par des hauts parleurs placés dans l’espace scénique, au plus près de la marionnette, dans son corps peut-être. Le texte passe donc toujours, à priori, par un système de diffusion. Il est soit enregistré comme une pensée flottante, un paysage sonore, une voix intérieure émanant d’un ailleurs et d’un autre lui-même. Soit, le texte est dit en direct sonorisé, dans les adresses, les soliloques véhéments, les dialogues avec le docteur.
La marionnette n’est pas dans une relation mimétique au texte. On ne fait pas comme si c’est elle qui parle, comme si cette voix était organiquement la sienne, ça peut dans les parties de voix directe ainsi qu’un exercice virtuose et confondant de ventriloquie parfaite, mais ce n’est pas la règle, l’exception plutôt. Il y a une autonomie affirmée entre le texte et la marionnette, des narrations parallèles, croisées. La voix et le corps jouent l’un de l’autre, s’inventent, se répondent, se font écho. Tout l’art consiste à trouver l’intentionnalité et la coïncidence entre le texte et les actions scéniques.
L’on sait que A.A écrivait à haute voix, l’écriture dans le jet même d’une adresse directe à un tiers, au monde.D’après Paule Thévenin, concernant la diction de A.A lui dictant ses glossalies (langue inventée) : « Il faisait entendre toutes les lettres avec une prononciation beaucoup plus proche dans l’ensemble de l’italien que du français. Entre autres, le e n’était jamais muet, le u, prononcé ou, le z prononcé dz, le g en revanche était toujours prononcé dur, même devant un i ou un e, et légèrement guttural s’il était suivi d’une h… Le ch était prononcé un peu comme le ch allemand. »
Paule Thévenin rapporte une belle anecdote concernant la frénésie d’écriture qui animait Artaud à la fin de sa vie. Peu avant sa mort, A-A déclare qu’il a tout dit de ce qu’il avait à dire et qu’il n’écrirait plus. Le lendemain, en visite chez elle, il demande à sa petite fille, d’acheter pour lui un crayon et un cahier. Alors Paule Thévenin, malicieusement, lui rappelle sa déclaration, il répond : – ce n’est pas moi, c’est elle, montrant sa main, je ne peux l’empêcher de remplir des pages de bâtons…