Artaud et le Calonarang  

Artaud et le Calonarang                           

par Luc Laporte.

Un soir d’août 1931 Antonin Artaud, poète, homme de théâtre, acteur de cinéma, âgé alors de 35 ans sort du pavillon néerlandais de l’Exposition Coloniale de Paris dans le bois de Vincennes.

Il est bouleversé, comme illuminé. Il vient d’assister au spectacle de danses et de théâtre balinais donné par la troupe du Prince, danseur et esthète, Cokorda Gédé Raka Sukawati. La troupe a présenté une version du drame Calonarang.

Ce fut une véritable révélation. Ce soir-là, Antonin Artaud eut la révélation  d’un « théâtre total, pur, essentiel, un théâtre de quintessence ». A ce moment là Artaud n’avait encore rien écrit des textes qui allaient composer son manifeste  « Le théâtre et son double ». Au mois d’octobre suivant la Nouvelle Revue Française n° 217 publie l’article « Sur le théâtre balinais » rédigé juste après la mémorable soirée et qui constituera le point de départ des écrits d’Artaud sur le théâtre. Par la suite les conférences que le poète prononça à la Sorbonne et qui allaient devenir la substance même du  Théâtre et son double ; «La mise en scène et la métaphysique », «Le théâtre et la peste », puis « Le théâtre de la cruauté, premier manifeste», furent marquées par le souvenir puissant de cette soirée où, par-delà la manifestation folklorique et coloniale, le poète se fit voyant et voyagea…

…/ à travers leur dédale de gestes, d’attitudes, de cris jetés dans l’air, à travers des évolutions et des courbes qui ne laissent aucune portion de l’espace scénique inutilisée […] une sorte d’architecture spirituelle faite de gestes et mimiques mais aussi du pouvoir évacuateur d’un rythme, de la qualité musicale d’un mouvement […] ce jeu perpétuel de miroir qui va d’une couleur à un geste et d’un cri à un mouvement […] nous plonge dans cet état d’incertitude et d’angoisse ineffable qui est le propre de la poésie… et  remet le théâtre à son plan de création autonome et pure, sous l’angle de l’hallucination et de la peur. °

Extraordinaire clairvoyance du Poète qui sans connaître la culture balinaise, à la vue de cette représentation, en goûta l’essence et en reçut une leçon de spiritualité. Ce drame magique Calonarang, j’eus plusieurs fois l’occasion d’y assister lors de mon séjour à Bali. Chaque fois je connus cette émotion qui remua jusqu’au fond de mon être un sentiment mêlé de ravissement et de peur panique quand le drame bascule confusément dans le réel et nous prend là où nous n’étions que spectateurs pour nous entraîner dans un grand frisson  métaphysique et collectif.

«  Il y a dans un spectacle comme celui du théâtre balinais quelque chose qui supprime l’amusement, ce côté de jeu artificiel inutile, de jeu d’un soir, qui est la caractéristique de notre théâtre à nous. Ses réalisations sont taillées en pleine matière, en pleine vie, en pleine réalité. Il y a en elles quelque chose d’un cérémonial, d’un rite religieux, en ce sens qu’elles extirpent de l’esprit de qui les regarde toute idée de simulation, d’imitation dérisoire de la réalité. »

A Bali, le drame magique Calonarang est ordinairement représenté lors des fêtes anniversaires des temples Pura delem, temples dédiés aux morts, ou de manière exceptionnelle comme rituel d’exorcisme en période de danger, d’instabilité, de déséquilibre.

L’argument est tiré du poème épique Kidung Chalonarang écrit en vieux javanais et qui situe l’action au XIème siècle sous le roi Erlangga à Java. Calonarang est une vieille veuve magicienne, qui avec ses disciples sème la désolation dans le royaume. Elle a une fille très belle qui par ruses et philtres d’amour va épouser le fils du roi. La fable nous conte la lutte du roi,  de ses héros et du sage Mpu Beradha contre la sorcière et ses acolytes. En fait, le théâtre classique balinais, toujours conte l’éternel combat entre des forces destructrices et maléfiques et des forces de paix et d’harmonie et place l’homme, ce héros fragile en un point d’équilibre qui concilie les extrêmes.

…/ Ce théâtre purement populaire et non sacré, nous donne une idée extraordinaire du niveau intellectuel d’un peuple qui prend pour fondement de ses réjouissances civiques les luttes d’une âme en proie aux larves et fantômes de l’au-delà. 

…/  Il y a quelque chose qui participe de l’esprit d’une opération magique dans cette intense libération de signes …  et  … dégage le sens d’un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots […] ces signes ont un sens précis qui rend  inutile toute traduction dans un langage logique et discursif. 

…/ Dans ce théâtre toute création vient de la scène, trouve sa traduction et ses origines mêmes dans une impulsion psychique secrète qui est la parole d’avant les mots. […] C’est un théâtre qui élimine l’auteur au profit de ce que nous appellerions le metteur en scène, mais celui-ci devient une sorte d’ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées. 

Le moment le plus spectaculaire du drame met en scène les transformations magiques et successives du sage et de la sorcière en barong et rangda et de l’effroyable combat qui s’ensuit. Barong et rangda sont des masques sacrés Ils sont réputés dangereux et soumis à des rites complexes. Leur fabrication, souvent inspirée par un oracle, est réalisée par un sculpteur spécialement habilité. Ils ne deviennent objets de culte et instruments de magie que s’ils ont été consacrés, ils sont alors le lieu même où réside la divinité. Ces masques sont la propriété de clans, de familles ou de communautés villageoises et résident dans les temples.

Le masque de Barong représente une fabuleuse « beste » mythique issue du monde infernal, un dragon à tête de lion ou de sanglier ou de tigre ou de taureau, dont les hommes ont su attirer l’amitié et la protection. La danse du barong est d’une grande virtuosité, elle nécessite deux danseurs, l’un manipulant le masque, l’autre le corps de l’animal, le tout pesant près de 80 kilos.

D’origine tantrique, apparenté à la déesse Durga, Rangda est le masque de la sorcière redoutable, la veuve hirsute et vociférante dont il faut sans cesse apaiser la colère. Les deux masques incarnent chacun des forces cosmiques antagonistes et complémentaires et sont la représentation vivante de hautes conceptions philosophiques balinaises.

«  L’aspect vraiment terrifiant de leur diable […] un être inventé, fait de bois et d’étoffes, créé de toutes pièces, inquiétant par nature, capable de réintroduire sur scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est la base de tout théâtre ancien. […] les balinais avec leur dragon inventé n’ont pas perdu le sens de cette peur mystérieuse dont ils savent qu’elle est un des éléments les plus agissants du théâtre. »

Quand l’issue du combat semble tourner à l’avantage de rangda, des villageois habillés en guerriers, c’est-à-dire presque nus, les hanches ceintes d’une courte étoffe à damiers noirs et blancs, s’élancent sur elle en brandissant des épées (keriss), mais le pouvoir magique de la démone retourne les armes contre eux dans un geste de suicide (ngurèk),  s’ensuit alors une hystérie collective, où femmes, hommes, enfants, acteurs, spectateurs, peuvent entrer en transe. L’espace théâtral  se disloque, le rituel s’accomplit et les masques et le public transporté divaguent dans la campagne.

«  Nous sommes ici et soudainement en pleine lutte métaphysique, et le côté durcifié du corps en transe, raidi par le reflux des forces cosmiques qui l’assiégent, est admirablement traduit par cette danse frénétique, et en même temps pleine de raideurs et d’angles où l’on sent tout à coup la chute à pic de l’esprit. […] tout cela baigne dans une intoxication profonde qui nous restitue les éléments même de l’extase […] car c’est bien d’un combat purement spirituel qu’il s’agit dans la dernière partie du spectacle. ».

Le Calonarang mêle étroitement théâtre et rituel. Les moments festifs de danse et de comédie alternent avec des passages purement rituels exécutés par des prêtres et leurs assistants. Quand le rythme du spectacle se tend et précipite l’action, théâtre et rituel se confondent en utilisant des techniques et une symbolique identiques. Dans la dernière partie du spectacle au moment où les protagonistes se transforment en leurs principes cosmiques (Barong et Rangda), les acteurs professionnels invités pour leurs qualités artistiques laissent la place à des personnes de la communauté réputées spirituellement fortes pour être « chevauchées » (nyalukin) par les masques sacrés

…/ ces acteurs avec leurs robes géométriques semblent des hiéroglyphes animés.…/ ces gestes, ces attitudes anguleuses et brutalement coupées, ces modulations syncopées de l’arrière gorge […] ces grincements d’automates, ces danses de mannequins mécanisés […] ces roulements d’yeux, ces moues de lèvres, ce dosage des crispations musculaires aux effets méthodiquement calculés et qui enlève tout recours à l’improvisation spontanée  […]  tout en effet dans ce théâtre est calculé avec une adorable et mathématique minutie. Rien n’y est laissé au hasard ou à l’initiative personnelle. C’est une sorte de danse supérieure, où les danseurs seraient avant tout acteur. […]  tout chez eux est ainsi réglé, impersonnel ; pas un jeu de muscle, de roulements d’œil qui ne semble appartenir à une sorte de mathématique réfléchie […]  dans cette dépersonnalisation systématique, dans ces jeux de physionomie purement musculaires, appliqués sur le visages comme des masques, tout porte, tout rend l’effet maximum. Une espèce de terreur nous prend à considérer ces êtres mécanisés, à qui ni leurs joies, ni leurs douleurs ne semblent appartenir en propre …/ 

La dramaturgie du Calonarang est construite comme une spirale centrifuge ; au commencement elle se déploie lentement dans la grâce des danses et le rire des masques bouffons, elle draine toutes les énergies et les émotions, puis accélère et noue le drame pour éclater en ce que nous pourrions appeler une catharsis, cette transe collective dont la force et le succès seront la preuve de la réussite du spectacle et du rituel.

Cette idée thérapeutique du théâtre, comme un fer rouge plongé dans les plaies du corps social, deviendra une idée cardinale de la pensée d’Artaud sur le théâtre.

…/ nous avons à portée de la main un organe magique, une arme qui nous permet de figurer la vie. Cette arme d’une exceptionnelle puissance et d’une inépuisable fécondité c’est le théâtre. Mais la société moderne a oublié les vertus thérapeutiques du théâtre, et nous la ferions rire si nous lui disions qu’aux époques anciennes le théâtre a été considéré comme un moyen exceptionnel de rétablir l’équilibre perdu des forces et que l’appareil du théâtre antique comporte des musiques et des danses de guérison. On a oublié que le théâtre est un acte sacré qui engage aussi bien celui que l’on voit  que celui qui l’exécute et que l’idée psychologique fondamentale du théâtre est celle-ci : un geste que l’on voit et que l’esprit reconstruit en images a autant de valeur qu’un geste que l’on fait.*

°les textes en gras italiques sont extraits de « Sur le théâtre balinais » in Le théâtre et son double

*A-A  in «La fausse supériorité des élites » in  Messages révolutionnaires.