« Conférence de la mer Rouge »
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Cyrille Dives*
C’est en 1980, après un séjour de sa compagnie Le Bâton de Folie à Djibouti, que Cyrille Dives rédigea les textes composant La Conférence de la mer Rouge, titre faisant allusion de façon ironique aux nombreux bains de mer nécessaires alors pour apaiser des cerveaux surchauffés par un soleil brûlant ! Écrits pour secouer l’ardeur des membres de son école et plus largement du milieu théâtral, ces textes abordent, avec le langage abrupt et corrosif qu’il affectionnait, la question de la responsabilité de la pratique d’un art… Extraits :
DU THEATRE
Depuis longtemps déjà, traînent en l’air deux conceptions du théâtre diamétralement opposées, dont le partage cependant n’est jamais tout à fait clair et qui s’éloignent et se rejoignent sans cesse dans l’esprit tourmenté de beaucoup de metteurs en scène.
L’une, souvent réaffirmée avec éclat, est celle du théâtre considéré comme « genre littéraire » et dont le centre de gravité serait, bien entendu, l’auteur.
L’autre, plus timidement soutenue, souvent mal servie et toujours rabrouée par les « gens de lettres » est celle d’un théâtre qui serait tout bêtement à lui-même son propre genre, et dont le centre de gravité serait naturellement l’acteur.
Or nous pensons qu’un choix est à faire et qu’aujourd’hui le temps est venu de se décider.
Pour notre part, à titre d’hypothèse de travail, sans pour autant jeter l’anathème sur les tenants de la première, nous avons choisi la seconde des deux conceptions.
C’est-à-dire : « le théâtre étant à lui-même son propre genre », parce que nous pensons sincèrement que c’est l’acteur qui est le centre de gravité de l’action dramatique et la pierre d’angle contre laquelle, avouons-le, l’enfer n’a pas fini de s’en donner à cœur joie.
C’est pourquoi nous nous permettons d’ affirmer que le théâtre n’a pas à attendre passivement son salut de l’hypothétique avènement d’un génie littéraire, mais d’une entreprise active visant à régénérer l’acteur, et qu’avant de promouvoir un nouveau genre de théâtre, il est urgent de travailler à la formation d’un « nouveau type d’acteur », le comédien-poète.
Or, nous le pensons fermement, en nous appuyant sur des exemples historiques irréfutables, seul le comédien-poète peut, par voie naturelle, engendrer son parèdre : le poète-comédien.
DE L’ART
Or, nous le savons. Ici, en Europe, depuis près de sept siècles, les arts, tous les arts, n’ont cessé de se dégrader.
Si bien qu’aujourd’hui nous en sommes au point où il ne reste plus qu’à se jeter dans l’abîme; ce que, sans demander notre avis, beaucoup font allègrement.
Ou à se régénérer. Ce que courageusement tentent certains.
Il y en a qui pensent, cependant, que la régénération dans l’art dépend du choix de sujets édifiants : contes ésotériques, légendes, sagesse folklorique, etc, etc…
Ceux-là restent l’arrière-garde obnubilée par la hantise de l’auteur tout puissant, et pensent arriver à leur fin sans renverser de fond en comble les habitudes automatiques de l’acteur, esclave d’un comportement funeste bien qu’aujourd’hui peu contesté.
Les autres, dont nous sommes, pensent qu’en travaillant l’acteur comme il convient, la farce la plus grossière, comme le vaudeville le plus futile, peuvent atteindre les plus hauts degrés de l’art sacré.
Car, il faut le dire et le répéter : en art, la sacralité est partout, toujours et avant tout une question de forme et non de sujet.
DE L’ACTEUR
On dit de l’acteur qu’il est le centre de gravité de l’art dramatique, car lui seul donne au drame sa « présence » et son actualité. Présence et acte qui sont à eux seuls la réalité tangible et immédiate de l’art théâtral.
Mais il faut aller plus loin.
C’est « dévêtu » de son aspect, de ses pensées et de ses sentiments propres que l’acteur adopte le personnage dont il devient l’âme impassible, le centre de gravité, l’axe de rotation qui, au-delà de toute psychologie, est le souffle vivifiant qui parcourt tout le corps, sans toutefois révéler son nom.
Pour réaliser cet état, il doit, par un travail patient et persévérant, renverser le cours automatique de ses sources d’énergie, qui d’en haut doivent descendre en bas, et d’avant se placer en arrière.
Et ainsi transformé, révéler la structure intime de ce nouveau type d’acteur dont il est question.
DU MASQUE
En revêtant le masque, l’acteur se dévêt de son aspect en même temps que de tout le reste : pensées, sentiments, etc…
Il n’en est pas de même pour l’acteur sans masque dont l’aspect, ainsi qu’une certaine manière de penser et de sentir qui lui est propre, et qui correspond à cet aspect, le conduit vers une interprétation naturaliste et psychologique qui lui permet de ne pas trop offenser la vraisemblance.
D’où l’extrême difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, pour un certain théâtre, de dépasser, sans essuyer le ridicule, les limites honorables (et misérables) de ce naturalisme et de cette psychologie.
Et c’est bien en effet cette impossibilité, accompagnée d’ailleurs d’une parfaite complaisance, qui a poussé les auteurs à exiger des pauvres comédiens qu’ils renoncent, pour jouer leurs pièces, à se dévêtir d’eux-mêmes pour ressembler de plus en plus à cet « homme de la rue », pure convention, dont on s’était mis à conter les médiocre aventures et qui est la définition parfaite de ce qui est le plus contraire à la figuration de l’art.
Or, le masque, objet inanimé, garde en puissance, en lui, le pouvoir de manifester l’énergie vitale dans ce qu’elle a d’originelle et de profondément mystérieux.
C’est la raison pour laquelle il ne réagit pas aux manipulations psychologiques de l’acteur (il reste indifférent à ce qu’il croit, à tort ou à raison, sentir), mais vibre avec intensité soit aux impulsions inconscientes dans lesquelles « l’attention » est engagée spontanément, soit à la prise de possession de son corps par le comédien au moyen de la sensation de soi, où « l’attention » est engagée consciemment.
Ainsi, « quelque chose » de l’être s’impose et se manifeste au niveau des passions, les plus viles comme les plus nobles, qui sont agitées devant le peuple comme des breloques, alors que derrière son masque le comédien se tient toujours intérieurement debout, avec l’unique préoccupation de le nourrir de sa substance et de le vivifier de son souffle.
Complètement nu ! Dira-t-on.
Et pourtant, « quelque chose » du lys des champs ne traverse-t-il pas la splendeur (ou l’horreur) de son masque?
Et pourtant, « quelque chose » de la nourriture des oiseaux ne gonfle-t-il pas de sang la majesté (ou la dérision) de son personnage?
DE LA METHODE
…Nous adopterons comme emblème du Théâtre-école l’idéogramme chinois du Roi, 王, croix entre ciel et terre et axe vertical unissant les trois mondes.
En effet, si l’art ne révèle sa vrai nature qu’au point de coïncidence de deux forces antagonistes, la vie et le style (style sans vie n’est que sécheresse et vie sans style, vulgarité), l’acteur ne trouvera sa complète réalisation que lorsque le style (du grec « colonne »), qui tout le long de la colonne vertébrale va de la terre jusqu’au ciel, « croisera » la vie qui rayonne à partir de la taille.
Un tel équilibre est celui, exemplaire, du modèle de l’acteur accompli, aujourd’hui inaccessible. Mais il est, de la part de l’élève, l’objet d’une approche dont il peut rapidement assimiler dans son corps les prémices, tant le schéma recouvre une « réalité » concrète qui ne demande qu’à être découverte.
C’est là que la méthode lui viendra en aide en installant sa pratique sur deux principes :
Le premier peut se nommer : neutralisation de la dispersion de l’énergie. Il trouvera son application dans l’étude attentive de la marche propre à chaque masque.
Le second, lui, peut s’appeler : conciliation des antagonismes. Il est complémentaire du premier et caractérisé par la nécessité, pour conserver l’énergie et par conséquent la présence, de retenir celle-là lors de sa libération dans une direction donnée par une émission simultanée dans la direction opposée. On dira, par exemple, que « partir en avant » sera équilibré par « tirer en arrière ».
Le secret de cet équilibre se trouve dans le pouvoir de conserver au cours du mouvement la sensation de l’axe vertical, qui par sa nature, qui tend à la fois vers le haut et vers le bas, a tendance à neutraliser ce qui dans le mouvement latéral provoque la dispersion de l’énergie et donc de la présence.
Ainsi, l’image de l’arbre qui se déplace sans perdre sa nature, devient sensible et intelligible à la fois.
Alors, le serpent, cessant d’être nuisible, devient l’agent par excellence de la maîtrise.
…
Or si on admet que le théâtre a cessé, virtuellement s’entend, d’être un art digne de ce nom, le vrai problème se pose comme ci :
Moi, artiste, ayant pris conscience que mon art n’en est plus un, je ne peux qu’aspirer de tout mon être à le restituer dans sa gloire première, et n’avoir de cesse d’en découvrir les moyens, dussé-je souffrir les affres de l’enfer.
Autrement dit, dans mon coin, à ma place modeste, voire même insignifiante, peut-être même réduit à ne plus être qu’un objet de mépris soumis à l’impuissance, je reconnais ma responsabilité…
…Et
« Il traça sur le sol
La figure céleste
d’un théâtre divin
beau comme une beste »
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*Cyrille Dives : Dès son plus jeune âge, Cyrille Dives est formé au dessin et à la peinture par son père Pol Dives, (l’artiste peintre Wladimir Polissadoff, dit Pol Dives), inventeur de la « Vitromagie », procédé qui sera repris par Cyrille. En peignant directement sur des plaques de verre projetées sur un écran par une lanterne magique, il lui permet de renouer avec l’art de la fresque et d’élaborer un véritable théâtre d’images. A ces arts, Cyrille ajoutera la pratique de la guitare flamenca.
Cyrille Dives participe dans les années 40 à l’aventure des Comédiens-routiers avec Léon Chancerel et Olivier Hussenot. C’est là qu’il découvre le théâtre de masques qui restera le sujet de sa recherche jusqu’à sa mort. En 1956, Jean Dasté lui commande une série de masques pour la création en France du Cercle de craie caucasien de Bertold Brecht à la Comédie de Saint-Etienne. En 1961, il créée les masques des Perses d’Eschyle monté pour la télévision par Jean Prat.
Insatisfait de la façon dont le masque est utilisé sur scène, une dernière tentative avec Pierre Debauche le convainc de poursuivre seul sa recherche, gagnant sa vie comme machiniste au Châtelet et à l’Opéra. En 1977, il fonde avec Didier Mouturat la compagnie du « Bâton de Folie » et ouvre à Paris le Théâtre-école de Masques, afin d’en faire un véritable laboratoire pour l’acteur et le sculpteur en vue de l’édification en France d’un authentique théâtre de masques. Il meurt en 1982, à l’âge de 70 ans, sans avoir pu achever son œuvre.