FERMENTS DRAMATIQUES

  L’ENFER ME MENT   

Je suis paraît-il un écrivain.

Mais qu’est-ce que j’écris ?

Je fais des phrases.

Sans sujet, verbe, attribut ou complément.

…/

C’est pour les analphabètes que j’écris.

Moi poète j’entends des voix qui ne sont plus du monde des idées.

Car là où je suis il n’y a plus à penser.

Les textes, l’écrit du spectacle, sont de la période dite du retour à Paris d’Artaud le Mômo. Après les années d’enfermement et de soins à l’hôpital de Rodez, Antonin Artaud déploie une intense activité d’écriture. Les fragments assemblés ici datent des deux dernières années de sa vie. Mai 1946 – mars 1948. Ils sont extraits des volumes XXVet XXVI Œuvres complètes, du volume Œuvres Quarto Gallimard,dePour en finir avec le jugement de dieu et Suppôts et Suppliciationsainsi qu’un emprunt au Préambule aux œuvres complètes

Le choix a été de s’en tenir exclusivement à ce moment, acmé de la vie et de la pensée du poète. L’œuvre avec ses 26 volumes aux œuvres complètes est considérable, multiple. L’homme aussi semble mourir et renaître plusieurs fois de ses cendres et il importe de bien saisir ce moment là qui constitue la substance et la nourriture du spectacle.

« Rien n’est définitif. Tout est toujours autre. »

Celui qui nous revient se dit le Mômo. À Marseille le mômo, c’est le fou, le simple d’esprit, fada et dingue, c’est aussi l’enfant, le mioche. En grec Mômos est  le dieu de la raillerie. Railler, du latin rallum, le racloir, l’action de racler, de frotter; la raillerie comme une râpe.*

Il nous revient d’une nuit noire au souffle terrible, ni le premier, ni le dernier. 1946 .  « 9 ans d’internement, 3 ans d’empoisonnement, 2 ans d’électrochocs, 2 coups de couteau. Cela donne à réfléchir ». A sa mesure, lui aussi est un survivant, « un vieux guignol machiné de la tête aux pieds ». Lui, naguère si beau, qu’il est comique est laid ! (1)

Le choix des textes amplifie un refrain lancinant, un ressassement paranoïaque, douloureux et révolté comme la vengeance d’une éternelle histoire de persécuté dépossédé de soi.  Il rassemble les bris épars d’une biographie. « Je suis un homme qui a perdu sa vie ».  Coups de couteaux, barres en fer, enfermé, empoisonné, électrochocs. Ça revient, ça obsède, il s’en nourrit. Un moulin obsessionnel concasse le souvenir. La quête identitaire. Enfin il peut l’écrire, « je suis Antonin Artaud ». Longtemps il fut le crucifié du Golgotha, l’anachorète des hauts plateaux, le chaman tarahumaras, le Nalpas byzantin, le Nanaqui de ses amours, le Mômo marseillais; maintenant il se nomme dans la geste de cette écriture. Ce sont de noirs éclats traversés par l’éclair d’une immense question ontologique, celle de l’être. Qui suis-je, moi, Antonin Artaud ? Rien. Je ne suis rien, mais vraiment rien. L’être n’existe pas. Ce que l’on appelle l’être consiste à son apparence, et à elle seule. Tout l’être du monde se réduit à sa propre apparence. L’être n’est rien que sa façade, rien, que l’infini néant. Il n’y a que le corps au monde, sempiternel et infini, sans début ni fin, ni naissance, ni mort. L’âme est supposition et si l’homme pense, c’est avec un corps malade, empoisonné, envoûté par des maladies qui ont pour nom; société, organisme, moi. Assez avec le corps sexué, le corps binaire, le corps mortifère. Le corps est douleur et souffrance, un carcan mal fait qu’il faut renvoyer à l’atelier pour le vider de ses organes en vue de sa refondation anatomique.

« Un corps qui en a marre de suer sa chiée journalière de foutre,

de bave à morve et d’excréments.

Sa chiée aussi mensuelle de menstrues. »

Après les années d’errements gnostiques, de fables et fabulations mystiques, Artaud dans sa liberté recouvrée, proclame un athéisme absolu et n’a de cesse d’apostropher le grand absent par l’innommable de son nom. Il se révèle avec fulgurance comme l’un de nos grands métaphysiciens.

« Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même »(2) 

Une silhouette dépenaillée sur un ciel noir et vide se tient au bord de l’abîme, au finistère de la pensée, là où l’esprit tombe à pic. Elle soulève un coin du voile pour montrer « ce qu’est la vie et de quoi elle faîte ». C’est un drame de l’esprit qui se joue là. Le lieu d’où l’on parle est celui de la folie. Artaud est fou, c’est entendu. Il rejoint bien volontiers le cortége des funèbres parias, les hallucinés, les délirants, les Baudelaire, Nerval, Poe, Hölderlin, Nietzsche. Il se dit lui-même cet aliéné authentique que la société n’a pas voulu entendre. Il fait éclater quelque chose des limites de la conscience et disloque les cadres de notre rationalité. Artaud est véritablement ce supplicié qui brûle et fait des signes sur son bûcher. « Ce pauvre Monsieur Antonin Artaud ».  Il faut dire qu’à l’époque l’on avait planifié la mort par la faim des milliers de pensionnaires des asiles d’aliénés. Entre 1940 et 1945 on estime à 40 000 le nombre de fous qu’on crève de faim. Sa fiche clinique à l’asile de Rodez était rédigée en ces termes :  psychose hallucinatoire chronique, idées délirantes polymorphes à caractère luxurieux, dédoublement de la personnalité et système métaphysique déphasé.  « Une lecture d’Artaud devrait prendre en compte très sérieusement l’histoire de la médecine. Il a vécu et à écrit à un moment très déterminé de la thérapeutique alors déterminante.»(3)

Le Docteur.

Rodez lui fut un asile, il échappa à la tourmente« Mes démêlés avec le Docteur Ferdiére n’auront été dans ma vie qu’un tout petit incident. Je ne m’y suis aussi longuement étendu que pour fournir un exemple circonstancié des manœuvres que j’incrimine, qui eurent sur la terre un autre public et d’autres planches que mon cerveau de supposé délirant.» XXVI p 115. Paule Thévenin rapporte que A-A s’amusait beaucoup à improviser des scénettes où les personnages s’exprimaient avec l’accent et le parler bougnat. Le docteur était son préféré. Ainsi il écrivit quelques dialogues pour M. Totaud et son médecin. On les trouve dans les volumes des œuvres complètes cités plus haut. Nous les avons recueillis afin de créer au coté de A-A, un garde-fou, une vox populi, une manière de choeur. Le Docteur est une représentation marionnettique construite comme un exemple circonstancié. EIle cadre et dessine les lignes du sens commun, du réel. C’est le point de transfert. Il focalise les relations d’Artaud avec le monde, les moulins à vent… C’est l’épouvantail, une réminiscence, un délire, un théâtre intime. Le Docteur n’a de réalité que celle que lui prête A-A . Ses apparitions guignolesques ponctuent à plusieurs endroits le soliloque du Mômo. Dans le couple des deux, il serait le clown blanc. Il pose la question de la folie : qui est le fou? Il est thérapeute, empêcheur de tourner en rond, redresseur de poésie.  Il est maton, flic et tortionnaire, enthousiaste de la nouvelle technologie des électrochocs. Il hante le hors-cadre et surgit deux ou trois fois sur scène comme un diable de sa boîte pour se saisir de l’agité et le passer au traitement. Puis il donne la réplique aux élucubrations de son patient dans ce qui pourrait être une séance d’analyse. 

Où la figure de la folie croise celle du toxicomane.

 «J’ai besoin de trouver une certaine quantité journalière d’opium, il me la faut car j’ai le corps blessé dans les nerfs des moelles». Le laudanum, opiacé liquide recommandé pour dissoudre l’angoisse et la douleur, lui est prescrit la première fois en 1919 dans une maison de santé en Suisse. Puis il en consomme sa vie durant pour soulager un  état chronique de dépression et de souffrances morales et physiques de toutes sortes … /… pour moi l’opium a toujours été aussi nécessaire que l’eau ou le pain. Artaud ne fait pas l’apologie des drogues. Je ne crois pas au monde de l’esprit et je ne crois pas qu’il y ait des plantes qui en soient le Cerbère ou la chiourme comme l’opium, le haschich, la cocaïne, le peyotl, la marijuana … /…  ceux qui prennent des drogues c’est qu’ils ont en eux un manque, génital et prédestiné. Il s’en dégage une certaine théorie des addictions comme métaphore de l’aliénation. La condition humaine est vécue comme un sevrage. « Nous nous croyons libres et nous ne le sommes pas …/… nous sommes une vie de pantins menés …/… nous sommes un monde d’automates sans conscience, ni liberté…/… nous sommes envoûtés, endoctrinés et c’est par le corps qu’on endoctrine.  Artaud souffrait dans son corps, malade des nerfs, cancer du rectum, épuisé par la drogue, les privations, la solitude, martyrisé par l’électrochoc, tourmenté par la sexualité comme un épouvantable fardeau de mort  et pourtant écrit-il, il n’y a pas d’idée supérieure au corps humain. « Penser et souffrir sont liés de secrètes manières » (4) 

Artaud est notre histoire, notre mémoire, notre langue, sa trace ne s’efface pas.  Elle questionne sans cesse l’évidence du réel et ses modes d’appréhension. Son expérience des limites fonde, avec quelques autres, la pensée de la modernité. L’éclatement du sujet, son effacement, étiole la lumière des Lumières et ouvre un vertige dans la cohésion de la pensée. L’aventure de cette écriture dévoile un être de langage, le corps dansant de la langue. Dans l’épreuve, l’écriture témoigne de la passion douloureuse d’un écrivain, artiste et malade qui disait sans y croire avoir vécu de nombreuses vies et qui encore une fois nous regarde et dit, à nous incrédules, voilà ce que vous avez fait de moi.

Ces fragments assemblés que nous proposons à la scène, disent le parcours de cet homme, son enfermement, sa douleur, sa révolte.  Nous sommes restés au plus concret de la matérialité du vivre.  Ces textes agissent entre eux comme des plans sismiques. Ils sont les organes d’un organisme mutant. Ça bout, ça fulmine, ça pétarade. Le corps finit par voler en éclats avec l’incandescence du volcan, une gerbe de blocs noirs et scintillants. Un être introuvable, l’impensable sujet. Cette parole commence par la chute à pic de l’esprit et s’achève sur l’effacement du corps. C’est une méditation sur la souffrance, vérité et fiction. 

« La grande obsession de la conscience, c’est le mal. »  XXVI p162

C’est l’histoire d’une blessure où se déploie la liberté souveraine de la pensée, l’histoire d’un « combattant-nè » qui se heurte aux citadelles de l’indicible. Il questionne inlassablement la vérité de l’être et le sens de la vie. Cette messe marionnettique se trouve à ce point d’intersection de la chute et de l’envol.

« Comprenant pourquoi je souffrais j’ai compris pourquoi le monde souffrait. »  XXVI p157

La marionnette, par son évidente mise à distance, offre une représentation possible du volcan. Elle est en symétrie avec lui dans le réel et l’illusion, dans le signe et le simulacre. Elle est le corps animé des mots. Car, il a été dit de tout temps que l’analphabète est un mystère, sans alpha ni oméga, mais avec une tête, deux jambes, deux bras.  XIV p17. Artaud est cet analphabète, la marionnette aussi. C’est par là que nous l’avons pris.

*   Evelyne Grossman

(1) Charles Baudelaire

(2) Albert Camus

(3) & (4) Jacques Derrida

Les citations non  signalées sont d’Antonin Artaud