La révolution artistique
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Cyrille Dives
La révolution artistique qui, au début de ce siècle, suivit l’apparition du Fauvisme, fut dans son essence une réaction anti-naturaliste.
Le Naturalisme qui avait déjà caractérisé la décadence gréco-romaine, un temps mise en échec par la réaction romano byzantine et arabe, devait reprendre son essor dès les premiers pas de l’art gothique pour s’affirmer avec la Renaissance et triompher dans toutes les activités de l’homme occidental dès le début du XVIIe siècle.
Au XIXe siècle ce triomphe atteint son apogée lors de l’apparition de la photographie qui offrait du monde une image réduite à celle de l’impression rétinienne isolée dans un organisme totalement décervelé, ce qui est à peu près la définition d’un appareil photographique.
Et pendant que les techniciens tentaient de donner à ce cadavre l’apparence de la vie en lui imprimant un mouvement mécanique…
Les artistes tombaient en arrêt, totalement « médusés », devant la beauté hiératique, majestueuse et sacrée des statues nègres que l’on venait de découvrir.
Ce fut le choc qui les détermina.
Dans le Théâtre en France c’est à JACQUES COPEAU qu’échut l’initiative de ramasser l’épée et d’entamer le combat contre l’hydre naturaliste.
En effet il était temps. La nouvelle courait que dans son théâtre, ANTOINE avait décidé d’amener sur scène un quartier de bœuf entier pour « faire plus vrai ».
Cette initiative permit de mesurer avec une certaine précision le chemin parcouru depuis Platon par l’idée de Vérité, et en même temps, de mettre en évidence par son absurdité comique et son émouvante candeur, l’importance qu’a pour tout artiste, la « recherche de la Vérité ».
Car il faut le dire, en art toute beauté est solidaire de la réponse qu’on est en mesure de donner à cette question : « où est la Vérité ? ».
Impossible d’être beau si l’on n’est pas vrai et impossible d’être vrai si l’on n’a pas de la Vérité une certaine connaissance, ne serait-ce qu’instinctive.
Car dans le monde des formes, c’est par la beauté que la Vérité se manifeste, et c’est pour cette raison que les artistes se révoltent lorsque la Vérité est trahie, c’est-à-dire que la beauté se dégrade.
La conclusion est celle-ci.
La statue nègre véhicule avec elle la Vérité métaphysique qui a déterminé son style.
Seulement, les artistes qui n’ont de ces choses qu’une perception instinctive, c’est-à-dire inconsciente, ne le savent pas. Pour cette raison, leur démarche sise au niveau de leur sensibilité extérieure, ne donne que des résultats extérieurs sans conséquence pour eux et leur entourage.
Quoi qu’il en soit, c’est JACQUES COPEAU qui à ce moment sut dans quelle direction il fallait chercher la Vérité si on désirait restaurer sur scène un art et une beauté.
Or, si dans leur temps, ployant sous le poids du Naturalisme triomphant, les comédiens italiens abandonnaient le Masque, c’est tout naturellement que deux siècles plus tard, JACQUES COPEAU en préconisa l’usage pour faire échec à ce même Naturalisme.
Mais cet usage du Masque, contraire aux mœurs du temps, ne s’imposait pas d’une façon contraignante dans un répertoire conçu hors de sa sphère culturelle.
N’ayant plus ses comédiens, le Masque n’avait plus ses poètes et nul artisan ne connaissait le secret de sa matière et de sa forme à cheval sur l’art dramatique et les arts plastiques.
Cependant, à la suite de COPEAU, un de ses élèves, LEON CHANCEREL, tenta cette aventure à l’aide de ses « comédiens routiers » qui pendant une dizaine d’années, entre les deux guerres, usèrent du demi masque dans une tradition renouvelée de la Commedia dell’arte.
Il devait également s’exercer à la discipline du chœur, remettant en honneur une des formes primitives du Théâtre Tragique et Lyrique.
Remarquons que ces deux disciplines, le Masque et le Chœur, sont celles que le Naturalisme condamne.
C’est dans l’ambiance de la défaite de 1940 que je décidai d’abandonner la Peinture à laquelle je dois ma formation, pour me tourner vers le Théâtre.
Je constatai dès le départ que le centre de gravité de l’action dramatique était l’acteur, âme invisible et vivante du personnage.
Je compris très vite que son apparence limitait considérablement ces possibilités de stylisation et de transposition sans lesquelles il n’y a pas d’art, et qu’à cause de cela l’usage du Masque s’imposait.
Je fus servi par les circonstances.
MICHEL RICHARD, élève de CHANCEREL, venait de monter en zone libre son « Illustre-Théâtre » où je m’engageai en recevant le commandement d’une troupe de huit jeunes gens.
Je reçus là l’héritage de COPEAU et toute l’expérience de CHANCEREL concernant le jeu et la fabrication des masques.
Avec des camarades peintres et décorateurs, je mis sur pied un atelier de fabrication de masques. Nous utilisions encore la même technique que CHANCEREL, mais nous marquâmes tout de suite un net progrès sous le rapport de la forme.
En même temps nous jouions régulièrement, expérimentant l’effet produit par ces masques sur des gens de toutes conditions sociales et professionnelles.
Cette expérience vivante, enrichissante et pleine de promesses dura une année, au bout de laquelle des événements historiques, plus remarquables par leur cruauté que par leur valeur artistique, me contraignirent de sacrifier à la grande mode de l’époque qui consistait à faire un séjour prolongé dans les montagnes et dans les forêts.
Sitôt la guerre terminée, je repris mes recherches, mais cette fois seul, chacun restant absorbé par ses occupations.
Cette solitude fut interrompue deux fois.
La première par JEAN DASTE en 1956, qui me commanda cinquante masques pour « LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN » de BERTOLD BRECHT.
La seconde par JEAN PRAT en 1960, qui me commanda douze masques pour « LES PERSES » d’ESCHYLE qu’il tournait pour la télévision.
Cependant le temps passait.
Et alors qu’autour de moi le monde s’enlisait de plus en plus dans l’obscénité et la vulgarité, de mon côté, je ne cessais de m’élever vers la distinction d’une pudeur sacrée.
C’est ainsi que j’en vins peu à peu à dépasser le demi masque et même le trois quarts, pour adopter le Masque total, sculpté dans le bois à la manière des orientaux, en faisant disparaître le corps de l’acteur sous de longs kimonos.
Ce genre de Masque soumis à toutes sortes de servitudes techniques et artistiques posait de délicats problèmes et il me fallut m’obstiner jusqu’à ce que je retrouve « le canon vivant ».
Ainsi aujourd’hui, sommes-nous en possession d’un outil nanti de toute sa vigueur artistique et dramatique.
Une étape est franchie.
Il reste à aborder les autres.
CYRILLE DIVES