un texte de Thierry François sur Cyrille Dives

La tradition cachée. Travailler avec les masques de Cyrille Dives

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Thierry François – Les Créateurs de Masques

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« Le présent est la seule connaissance qui est utile []

Mais l’homme ne comprend rien au présent []

Dans chaque espèce, ce sont les solitaires

qui tentent de nouvelles expériences.

Ils forment un quota expérimental qui va à la dérive.

Derrière eux, se referme la trace ouverte. »

Erri De Luca, Le poids du papillon

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Il est là, debout

laissant la voix traduire ce dont la main témoigne : la verticale

Cet axe entre ciel et terre qui va porter le masque

Juste avant le mouvement, il parle de cet endroit où le geste est encore immobile,

là où la sensation de la verticalité va donner à la marche son poids,

et retenir le mouvement par une force contraire, l’empêcher de se disperser, de s’évanouir dans la fuite : l’horizontale

Ni avant, ni après, ici, le corps est à la croisée ; et le visage, un masque qui témoigne de l’acuité d’une présence éprouvée

L’exercice de la présence comme seule pédagogie,

et…des kilomètres de marche glissée pour la souffrir, en éprouver la réalité…

des jours et des jours d’exercices de marche, à n’en plus rien savoir le lendemain!

Seul l’instant compte, qui replace le corps en situation d’écoute

Il ne parle pas en son nom

Comme l’acteur de masques, il s’efface pour laisser son corps témoigner de la vie qui l’anime et le masque rayonner

Pire même, nous sentions qu’il ne s’adressait pas à nous*, mais à travers nous à bien d’autres, aux autres en nous, qu’il prenait à témoin et mettait au défi de transmettre à leur tour !

Le masque comme art de combat intérieur,

où l’acteur doit sacrifier l’image de son égo – perdre à proprement parler la face –, pour chercher dans la nuit de l’envers du masque la racine d’une présence réelle

Pas le clin d’œil des masques éphémères du pathos, mais le visage universel d’un archétype,

et ainsi faire d’un brigand, d’un pauvre type, d’un fou, un dieu

en se plaçant là où lui, acteur sans visage, ne sait plus rien, mais s’éprouve comme canal de cette présence à la croisée des forces horizontales et verticales,

le corps non pas masqué, mais devenu au contraire entièrement masque, masque incarné, vivant

Cela est possible parce que l’outil utilisé par l’acteur a été fait avec la même attention qu’il en met à écouter et suivre la partition de vie que recèle ce masque

Et si sculpter un masque, c’est écrire un visage – qui va dicter à l’acteur tous ses gestes –, cette construction tient plus de l’architecture que de la photographie… dans la reproduction, il manque le vide…

Une maison, elle, est construite pour qu’on habite son vide central,

le masque est cette maison en quête d’un habitant,

et celui qui regarde, le passant-spectateur, participe de cette vie

Tous deux témoins, acteur et spectateur partagent la même nourriture au travers des fenêtres ouvertes sur scène par le masque

L’art du masque comme art anonyme

Cyrille Dives maudissait cette époque où l’individu – et d’abord l’artiste – met en avant sa signature

A cette ostentation du moi (s’il y a peu d’acteurs de masques, c’est aussi que peu prennent le risque de disparaître dessous), il préférait la justesse de l’artisan roman ou byzantin : se mettre au service d’une vérité, donc d’une beauté, plus grande que soi

La vérité de tout personnage, de tout archétype sculpté n’est-elle pas plus grande que celle de l’individu-comédien qui en porte l’effigie et cherche à l’incarner?

C’est au masque qu’il revient de dire le personnage,

au sculpteur d’en décliner le visage silencieux,

sans oublier l’ouverture de vie, la prunelle, reliant l’endroit et l’envers,

et qui permet que passe ce fil invisible entre regardant et regardé

Non pas l’orbite béante qui autorise trop souvent le comédien à être sur scène le bateleur démultiplié de lui-même,

mais l’étroitesse d’un passage, l’exact vide percé qui rappelle à la vie

Lequel regarde l’autre?

…Peut-être les masques sont là depuis toujours, qui nous voient,

encore

Venant de l’est de l’Europe et arrivant en France, c’est au pays de l’art de Lascaux que le père de Cyrille, le peintre Pol Dives, disait vouloir aller

Là, dans l’art anonyme des grottes, a pu naître cette tradition cachée : dans la nuit des grottes, par la faille ouverte du corps de la terre, appeler ce qui donne vie en faisant vibrer par la ligne et la couleur la paroi que cherche à traverser notre regard,

et laisser s’imprimer l’image de cette quête, qui ne parle de rien d’autre que de son propre mystère

Le masque comme art vivant, art qui agit, acte, perpétuation d’une tradition artistique originelle,

art du présent, créé et renouvelé

* Nous sommes rue Payenne, à Paris, en 1977. Cyrille Dives guide quelques élèves qui s’exercent sur le plancher d’une minuscule boutique convertie en salle d’exercices et de fabrication de masques. Jean-Marie Binoche est là, ainsi que Didier Mouturat, qui permit que le Théâtre de Masques et la Cie du Bâton de Folie puissent exister. S’ensuivront cinq années d’enseignement, puis la mort en ce jour de 1982, foudroyé comme un taureau au milieu d’un groupe de stagiaires en jeu de masques.